Lawrence de Picardie épisode 6

Publié le par BoArts

LAWRENCE DE PICARDIE ÉPISODE 6

 

Résumé des épisodes précédents : Lawrence de Picardie, le célèbre indépendantiste picard, vient de ruiner les plans d’invasion du monde occidental de Jeff Ping, le tyran de Cathay. En récompense de ce service, il est censé obtenir la libération de son peuple. Mais Ségolin Mérovée, le Fromage de Tête de la République franque, de même que son Maire du Palais, le perfide Gilles de Robien, ne l’entendent pas de cette oreille…

 

            « J’ai ensuite pris le premier galion pour l’Europe, et me voilà de retour. » conclut Lawrence en s’étirant sur le fauteuil à bascule. Devant lui, se tenaient Ségolin Mérovée et Gilles de Robien, qui avaient écouté sans broncher le récit de l’épopée du séparatiste. Le Fromage de Tête mâchonnait un cigare d’un air pensif ; le Maire du Palais parlementait silencieusement avec ses charentaises.

« Je crois me souvenir d’une certaine promesse que vous m’aviez faite, à moi ainsi qu’à mon peuple, insinua l’aventurier.

- Oui, oui, bien sûr, marmonna Mérovée. Vos vœux seront exaucés. 

- Signez ici, je vous prie, grommela son chef du gouvernement en tendant un stylo Bic et un parchemin déroulé à l’indépendantiste.

- Merci bien. » fit Lawrence d’un ton sec en s’emparant du traité de sécession.

Alors qu’il se penchait sur les termes du contrat, il y eut un claquement sec. Une fléchette s’était plantée dans le dos de son fauteuil, à quelques millimètres de son cou.

Notre héros releva les yeux sur ses hôtes, bondit hors de son siège et, vif comme l’éclair, fit voler d’un coup de pied bien placé le « cigare » du chef de l’État franc.

« Une sarbacane… cracha-t-il en s’approchant lentement de Mérovée.

- Ce n’est pas ce que vous croyez… bredouilla ce dernier en se faisant tout petit sur son rocking-chair.

- Gardes ! s’écria De Robien en s’extirpant du sien. Arrêtez cet homme ! »

Les gardes helvètes qui faisaient le planton dans la salle du Conseil empoignèrent leurs hallebardes et chargèrent Lawrence au pas de course. Ce dernier, qui avait du déposer sa rapière à l’entrée du palais, n’en avait pas moins prévu l’éventualité d’une trahison et dissimulé une dague sous son épaule gauche. Il s’en saisit et la projeta sur la sentinelle la plus proche, qui s’étreignit la gorge avant de s’effondrer. L’aventurier sauta sur le corps inerte du garde, en arracha la dague et partit en courant vers la porte, les autres Helvètes sur les talons. Il traversa plusieurs vestibules, esquivant les hallebardiers qu’il rencontrait, puis sortit du Palais Fromager et en descendit les marches de quatre en quatre. Au bas de l’escalier l’attendait Michel sur son tracteur.

« Grimpez dans la benne, patron ! » fit ce dernier en voyant son maître poursuivi par un régiment entier de mercenaires. Lawrence ne se le fit pas dire deux fois, et les deux hommes foncèrent à toute vitesse vers le nord. Vers la Picardie.

 

***

 

Charlène Deséchardes, pauvre paysanne du Vermandois rendue famélique par des années de travail forcé, s’appuya sur sa bêche et, laissant errer son regard fatigué sur les champs alentours, se demanda où pouvait bien être Thomas-Édouard, l’ancien propriétaire des terres sur lesquelles elle peinait sous le joug des Francs. Thomas-Édouard était un bon seigneur, un métayer qui savait parler à ses gens avec ses propres mots et dans sa propre langue. Son mari, qui avait perdu une jambe lors de la guerre d’indépendance de la Picardie, le voyait comme un raconteux d’cacoules et un fauteur de guerres, mais elle savait au fond de son cœur que « Lawrence » était un homme juste, et qu’il aurait pu mettre un terme aux souffrances de son peuple. Sans doute avait-il péri sous la torture dans quelque cachot franc.  

« Remets-toi au travail, vieille bique, ordonna une sentinelle en la frappant du plat de sa scramasaxe.

- Arrêtez de befehler et laichez-mi donc écouter un peu l’poste. » protesta Charlène en se baissant pour tourner le bouton du transistor Méga FX que son petit-fils Jimmy lui avait acheté pour son anniversaire, avant qu’il ne soit déporté dans les usines de Senlis pour avoir insulté un officier franc.

Le soldat haussa les épaules et reprit son tour de garde. La paysanne se remit à travailler en écoutant Francie Bleue Picardie, quand la musique s’arrêta tout à coup, pour faire place à une succession de bruits confus : hurlements, lames qui s’entrechoquent, explosions. Enfin, la voix douce et posée d’un homme qui n’était pas l’un des speakers habituels de la station amiénoise lut le discours que voici : « Picards, Picardes, mes compatriotes. Ici votre ancien chef de guerre Lawrence, depuis la station d’émission radiophonique d’Amiens-Nord. Je sais que certains d’entre vous me haïssent pour vous avoir entraîné dans une guerre mal préparée, avec le secours d’alliés peu fiables. Cependant, ne jetez pas la pierre sur l’homme qui a essayé sans succès de vous faire justice ; attaquez-vous à la cause du problème. N’avez-vous pas suffisamment souffert sous le règne illégitime de Mérovée ? »

Charlène releva la tête. Autour d’elle, les péons s’entre-regardaient, et dans leurs yeux se lisaient la même détermination et la même révolte.

« J’ai confiance en vous, poursuivit la voix chaude du guérillero. Il y a sept ans, le 4 juillet 2076, les Conseils généraux des départements de l’Aisne, de l’Oise et de la Somme se sont joints à moi pour signer la déclaration d’indépendance de la Picardie. Les termes de cette déclaration sont toujours valides, et rien dans la situation actuelle ne justifie son retrait. C’est pourquoi je vous demande d’entamer aujourd’hui un soulèvement général ; car demain, nous nous battrons côte à côte au champ d’honneur. »

Charlène sourit. Lentement, goûtant chaque seconde de ses mouvements, elle brandit sa bêche par-derrière le garde-chiourme qui l’avait insulté et la lui abattit sur la nuque. Il y eut un craquement sec, et le lanceur de haches s’effondra au sol, le nez dans la glèbe.

« Suirez-mi, dit-elle aux péons qui l’observaient. Y’a encore biaucoup de ces horsains-là à ébreuiller avant que l’nut qu’minche. »*

 

Le lendemain, cinq juillet 2083, les troupes picardes se rassemblaient pour affronter les armées franques, qui avançaient à marche forcée vers le nord pour reprendre le contrôle de la région. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine qui s’étend entre les bourgs de Chantilly et Senlis, et se préparèrent pour la bataille.

Les légions franques, placées sous le commandement direct du Fromage de Tête Ségolin Mérovée, se composaient assez classiquement d’un noyau dur de piquiers helvètes, flanqué de part et d’autre d’une horde de lanceurs de hache en pantalons rouges et képis bleus, de paladins aux armures ornementées et de taxis de la Marne pleins à craquer de fous de guerre armoricains. Huit cents arbalétriers génois ouvraient la marche, déployés en marche dispersée et prêts à se replier derrière les rangs franco-helvètes dès que l’ennemi s’approcherait de trop prêt.   

À un peu moins de mille mètres de cette cohorte, se déployaient les forces inférieures en nombres et mal équipées du Front de Libération des Braves Gens (FLBG), l’organisation séparatiste picarde. La région avait beaucoup souffert de la dernière guerre, et seuls trois mille chevaucheurs de vaches, la fine fleur de l’armée régionale, avaient pu être mobilisés pour cette bataille, le gros des troupes se constituant de fantassins sans autre armure que leur courage et leur maillot de corps. À ces paysans armés de greuets – fourches recourbées - et de tinels – gros bâtons – qui avaient déjà montré leur efficacité lors de la grande jacquerie du Beauvaisis (21 mai 1358), s’ajoutait une compagnie d’archers lillois : ces hommes du Nord, qui s’exprimaient dans un parlache proche du picard, avaient décidé de venir au secours de leurs frères opprimés et s’étaient déployés en première ligne. Enfin, une batterie de catapultes à betteraves avait été déployée à la hâte sur une ligne de talus, à une quarantaine de mètres à l’arrière du gros des troupes.

Toujours au volant de sa moissonneuse, Lawrence inspectait ses hommes, raffermissant les indécis dans la justesse de leur combat et calmant l’impatience des plus enragés.

« N’leux mintrez pont d’pitié, car is n’in mintront pont nin plus**. » fit-il en arrêtant son véhicule devant la ligne des archers nordistes. (*« Suivez moi. Il faut éventrer ce qui reste de ces étrangers avant l’aube. » **« Ne faites preuve d’aucune pitié, car ils n’en montreront aucune. »)

Devant eux, l’avant-garde franque s’était mise en branle, avançant au pas de l’oie sous le soleil de midi. 

« Attendez mon signal pour décocher vos flèches. » ordonna Lawrence.

Le gros de l’armée franque s’arrêta, laissant les mercenaires génois progresser de quelques mètres encore.

« Maintenant ! » tonna le chef de guerre.

Une volée de projectiles s’abattit sur les Ligures, en tuant un grand nombre. Derrière eux, les piquiers helvètes reprirent leur avancée, se protégeant derrière leurs grands boucliers rectangulaires. Tandis que les Lillois se préparaient à tirer à nouveau, Lawrence se tourna vers ses hommes et leva deux doigts de la main droite, signe que les onagres pouvaient entrer en action. Vingt-cinq tonnes de betteraves sucrières de la variété « Rébecca » volèrent en cloche dans le ciel et retombèrent en pluie sur les rangs serrés des montagnards, qui constituaient une cible parfaite pour une telle attaque. Alors que les mercenaires espaçaient leurs rangs pour limiter les dégâts d’un nouveau bombardement, une nouvelle volée de flèches s’abattit sur eux, déclenchant un début de panique que Lawrence décida d’exploiter.

« Chargez ! » hurla-t-il en levant bien haut sa rapière et en fonçant en quatrième vitesse sur le centre de l’armée ennemie, talonné par les trois mille chevaucheurs de vaches. Laissant les régiments de fantassins derrière elle, la marée de bovins en furie enfonça largement la formation helvétique, ne perdant que peu d’hommes sous le feu des arbalétriers survivants. Toutefois, l’arrière-garde des mercenaires parvint à se regrouper derrière un mur infranchissable de piques, sur lesquelles les boviniers picards vinrent s’empaler par centaines.

Momentanément désemparé, Lawrence fit faire demi-tour à la Tracy Temple et ordonna un repli stratégique. Malheureusement, ses forces offensives s’étaient coupées du reste de ses troupes… Ségolin Mérovée, qui commandait à son armée depuis un char tiré par quatre étalons blancs, éclata d’un rire sardonique et ordonna aux deux ailes de son dispositif d’encercler les vachers picards.

Ces derniers, se voyant coupés la route de la retraite et sachant leurs montures presque mortes de fatigue, abandonnèrent leurs lances pour leurs épées et firent cercle autour de leur général, prêts à vendre chèrement leur peau face aux Franco-Helvètes. Plus au nord, la cavalerie franque avait été envoyée charger la piétaille picarde, afin de laisser le temps à l’infanterie d’en finir avec les bovins.

Juché sur sa moissonneuse-batteuse, Lawrence de Picardie contemplait la ruine de son grand projet. Partout, les Francs et leurs alliés gagnaient du terrain, empêchant toute retraite aux indépendantistes et les épuisant par des charges successives, comme on saigne un taureau avant de l’achever.

Le chef de guerre abattit le plat de sa lame sur le crâne d’un Franc qui escaladait son véhicule, puis fit faire une brusque embardée à l’engin agricole, culbutant trois Armoricains armés de massues. S’il fallait mourir, autant le faire en beauté ; poussant un cri de guerre, Lawrence continua sur sa lancée, renversant les envahisseurs sur son passage et gardant les yeux fixés sur l’horizon sanglant de son destin.

 

***

 C’est alors que retentit la note puissante d’un cor de chasse. Francs, Helvètes, Génois, Lillois et Picards regardèrent en tout sens d’un air effaré alors que deux, puis trois, puis une centaine d’autres cors se faisaient entendre.

Du sud et de l’est avaient surgi sept cents chameliers d’Afrique septentrionale, menés par le fier Othmane Chanaoui.

« En avant, et ne craignez point les ténèbres ! hurlait le Maure. Levez-vous, levez-vous, cavaliers d’Afrique ! Les lances seront brisées, les boucliers voleront en éclats ! Ce sera un jour de guerre… un jour rouge… jusqu’à ce que le soleil se lève à nouveau ! »

Les fantassins qui encerclaient Lawrence et sa suite furent littéralement balayés par les nouveaux arrivants. Plus au nord, les paladins francs firent volter leurs destriers et tentèrent une contre-charge. Mais leurs montures avaient une peur irrationnelle des chameaux, et ils furent défaits. L’armée picarde était sauve.

Les Sarrasins, qui n’avaient perdu qu’une centaine d’hommes, rejoignirent enfin Lawrence. Ce dernier s’était placé face au char de Ségolin Mérovée et s’apprêtait à l’éperonner de sa moissonneuse-batteuse. 

« Il est à moi. » fit le leader indépendantiste sur un ton sans appel. Othmane hocha lentement la tête et fit signe à ses hommes de ne pas intervenir, quelle que fût l’issue du combat. 

« Je vous accorde une dernière chance ! » décréta le Fromage de Tête. Appuyé sur sa lance, Mérovée se tenait debout sur son chariot de guerre et souriait d’un air malsain. Il y avait anguille sous roche.

« Je ne vous entends pas très bien… fit Lawrence, d’un air vaguement décontenancé.  

- Vous savez très bien ce que je veux dire, rétorqua le chef de l’État. Cette guerre est inconstitutionnelle. La nation est une et indivisible : la Picardie, c’est la Francie.

- La nation est une âme, un vouloir-vivre ensemble, protesta l’aristocrate. Le fondement d’une nation se trouve dans un choix, et ce choix, mon peuple l’a fait il y a cinq ans, un certain 4 juillet.

- Vos idées sont absurdes et dangereuses. L’on ne choisit pas la nation à laquelle on appartient, de même que l’on ne choisit pas sa famille. Si la liberté individuelle et le volontarisme avaient à y faire quoi que ce soit, chaque être humain pourrait se proclamer une nation à lui tout seul. La Cité serait subvertie, morcelée en factions rivales se bricolant des identités propres, et enfin dissoute dans la somme des intérêts égoïstes de chacun. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à la République fédérale de Panillyrie, dans les Balkans.

- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, protesta Lawrence. Les nations sont plus que l’accord des libertés particulières des individus qui les composent. Une nation, c’est aussi une Histoire.

- Une Histoire, ça se manipule, ça s’instrumentalise, répliqua le Fromage de Tête en haussant les épaules. Vous le savez tout autant que moi, vous qui avez forgé une légende à votre peuple. La vérité, c’est que la Picardie a été le berceau de la Francie.

- C’était peut-être vrai il y a mille ans, admit l’indépendantiste. Mais jamais l’Histoire ne devrait condamner les peuples à des mariages forcés. 

- Essayez d’expliquer ça à mon petit ami. » fit Mérovée en claquant des doigts.

Un bruit de tonnerre fit trembler la terre, faisant déblatérer les chameaux, meugler les vaches et sursauter les hommes.

Une ombre immense avait plongé le champ de bataille dans l’obscurité. L’ombre d’un être que chaque Picard, au plus profond de son cœur, révérait et craignait en même temps. Une entité aussi ancienne que la civilisation, et qui avait au cours des âges pris des formes très variées, s’incarnant tour à tour et simultanément dans un dieu, dans un homme ou dans une assemblée. Une créature invincible, aussi incompréhensible que l’Être Suprême, et qui ne connaissait d’autres lois que les siennes propres.

L’État.

 

Lawrence et ses compagnons parviendront-ils à vaincre l’État unitaire, ce monstre froid pour qui les particularismes régionaux sont autant de tares anticonstitutionnelles ? C’est ce que vous saurez dans le prochain épisode de notre grande saga rurale, Lawrence de Picardie.

Publié dans Lawrence de Picardie

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